Dialogue des Carmélites (1993)

 

 

 

Commencée dans la noirceur des années sépulcrales, l’aventure Dead Can Dance. s’est depuis muée en quête de lumière, s’agrégeant un public toujours plus large. Mais les malentendus ont la vie dure : entre spiritualité et mysticisme, entre masse et messe, entre charisme et esprit de clocher, la frontière est ténue. Avec Into the labyrinth, Brendan Perry et Lisa Gerrard se tiennent dans l’entre-deux, comme on danse sur un fil.
 

Lisa — Dès que je dois communiquer avec l’extérieur, je ressens un fort complexe, qui me bloque physiquement et m’empêche de parler. J’ai une relation très saine avec mon travail, mais celle-ci est invisible, impalpable. Pour les autres, il est donc délicat de comprendre comment je fonctionne. Mon travail, c’est le domaine de la vérité. Les sentiments y sont purs, sincères. Je suis dans un univers de parfaite transparence, sans le moindre mensonge. Mais lorsqu’il s’agit de m’expliquer, tout se complique : j’engage un voyage intérieur, une introspection dont l’autre se sent exclu... N’allez pas croire que je suis une personne particulière. Non, c’est le travail des autres qui est conventionnel, terriblement rigide. Du coup, Dead Can Dance passe pour un groupe étrange. Et moi pour une femme étrange.
Brendan — S’expliquer, toujours s’expliquer, je trouve ça un peu insultant. Ça signifie que les gens ne comprennent pas parfaitement notre musique et qu’ils ont besoin de nous parler. C’est une forme d’échec, pour moi... J’ai beaucoup de mal à parler de notre musique. On ne peut pas être le narrateur objectif d’une histoire dont on est le personnage central. Les gens devraient comprendre.

Comment vaincre ce problème de communication qui semble avoir pénalisé le groupe depuis ses débuts ?

Lisa — Avec les Anglais, j’ai renoncé. Les journalistes m’ont trop blessée... Je suis une femme normale, aussi fragile que les autres. Pourquoi s’en prennent-ils à moi ? Ces gens-là ont beaucoup menti, inventé des histoires absurdes. Une fois, ils ont publié une interview bidon entre moi et Big Daddy, le champion de catch. Pourquoi ? Si c’est de l’humour, j’aimerais rire, moi aussi. Je ne passe pas mon temps à chialer. Au contraire, j’aime rire, vivre. J’adore me moquer de moi-même.

Mais votre musique n’est pas un exemple de clarté. Au contraire, elle est remplie d’énigmes.

Pour moi, elle est parfaitement claire. Les énigmes, c’est un autre problème. Nos vies sont pleines d’énigmes, mais notre musique est fluide.
Brendan — Je connais des tas de gens qui ressentent une joie profonde en écoutant nos disques. Mais pour arriver à ce résultat, il faut se concentrer, voire méditer. Utiliser notre musique comme une voie vers soi-même. Il faut abattre les murs. Notre musique a une fonction, rien n’est gratuit.

Tu habites en Irlande et Lisa en Australie. Comment travaillez-vous ?

Nous ne travaillons pas du tout de la même façon, Lisa est beaucoup plus instinctive, moi plus rationnel, à la manière d’un artisan. Pour moi, chaque arrangement doit être considéré avec soin. Mais avec le temps, je deviens plus spontané. J’utilise énormément de percussions, des instruments organiques... Lisa est une source d’inspiration pour moi, mais elle n’est pas la seule. Ma vie en Irlande est très pleine, très riche en émotions.
Lisa — On se téléphone, on s’écrit. Chacun travaille de son côté, des mois entiers, sans avoir besoin de l’autre. Lorsque nous sommes prêts, nous nous retrouvons. Si nous habitions dans la même ville, nous fonctionnerions exactement de la même manière.

Es-tu heureuse en Australie ?

Le pays est fascinant, mais j’habite en Australie pour ses habitants, pas pour la terre. Mes parents, mon mari et mon enfant sont là-bas. Si je devais bouger à nouveau, ce serait pour m’installer dans l’ouest de l’Irlande, un lieu de quiétude... J’ai vécu sept ans en Angleterre et après seulement quelques semaines dans ce pays de misère, je me suis complètement isolée. A Londres, les gens avaient l’air si malheureux, c’était effrayant. Alors j’ai décidé de me retirer, de ne plus sortir de chez moi. Ayant perdu toute confiance en moi, je n’avais pas la force d’affronter l’extérieur. Ce n’est qu’en partant vivre en Espagne que j’ai pu retrouver ma force intérieure. Là, je me sentais à nouveau capable de me promener dans la rue.

Comment expliques-tu cette perte de confiance ?

Pour habiter une grande ville dans des conditions humaines, il faut beaucoup d’argent et nous n’en avions pas. Nous vivions sous le seuil de pauvreté, à deux dans un petit appartement minable de l’île aux Chiens, dans les docklands. Nous étions seuls, loin de nos familles et nous vivions dans des conditions désastreuses. Je me souviens qu’il nous arrivait de ne pas sortir pendant des journées entières. Heureusement, nous avions notre musique, elle nous permettait de tenir au milieu de cette zone de malheur, de désolation et de chômage. Pour nous, Dead Can Dance était l’une des rares choses positives dans ce monde et notre travail nous aidait à nous lever le matin. Notre musique, c’est tout ce que nous avions, la seule chose en laquelle nous pouvions vraiment croire. Grâce à elle, nous pouvions rendre d’autres gens heureux. Ça nous faisait vivre.

Lorsque vous viviez à Londres, n’avez-vous jamais songé à tout plaquer, devant l’adversité ?

La musique a toujours dominé nos vies, c’est notre sang. Je ne peux pas lutter contre ça, j’ai besoin de ce travail. Sans passion, nous ne sommes pas heureux. Lhomme a besoin d’amour, de communion, d’une dimension festive dans sa vie.

Avant le groupe, comment se manifestait ce besoin de communier ?

J’ai su que j’avais une force en moi longtemps avant de découvrir comment la canaliser. Cette force, c’est la jeunesse, l’explosion de vitalité. Certaines jeunes filles peuvent l’utiliser en peignant ou en préparant des gâteaux. Moi, il fallait que je chante. Alors j’ai mis toutes mes forces dans ma voix. A 5 ou 6 ans, je chantais à tue-tête dans la maison, des mélodies sans mots qui inquiétaient mes parents. “Ma chérie, que chantais-tu il y a cinq minutes ? Mais les mots, que disaient-ils ? Rien ? Ah bon...” Aujourd’hui, ils m’assurent qu’ils ont toujours cru en moi, mais à l’époque, ils avaient vraiment la frousse... A 12 ans, j’ai acheté un accordéon dans une oeuvre de charité et je me suis débrouillée pour en jouer. Très vite, j’ai réalisé que ma voix ne connaissait aucune limite. Dès l’adolescence, je me sentais un peu paumée. J’avais envie d’amour. D’en recevoir mais aussi d’en donner.
Brendan — Avant le groupe, j’ai vécu cinq années en Nouvelle-Zélande — j’y suis arrivé avec mes parents lorsque j’avais 15 ans. Puis nous sommes partis pendant quatre ans en Australie, avant de revenir à Londres. J’ai donc découvert des cultures très différentes — celle des Maoris, des Polynésiens —, une manière totalement originale d’appréhender la vie. J’ai beaucoup appris au cours de mon adolescence : je connaissais plusieurs religions, des tas de traditions locales fascinantes, des moeurs particulières. En grandissant là-bas, j’avais le sentiment d’avoir des choix à faire. Aucun style de vie ne pouvait jamais m’être imposé, car les voyages m’avaient montré que l’individu était roi. Si je le souhaitais, je pouvais vivre comme un Anglais, un Irlandais, un Australien ou un Maori. Je pouvais aussi mélanger, prendre les meilleurs aspects de chaque culture. A moi d’organiser ma vie comme je le souhaitais. En Nouvelle-Zélande, j’appartenais à un groupe punk, un trio. Je jouais de la basse, on reprenait MC 5, les Stooges. Aujourd’hui, il arrive que l’énergie du rock ressurgisse en moi, alors je joue à fond avec des copains, dans une grange, près de chez moi. La force du son me fascine, mais le rock tel qu’on le conçoit maintenant ne m’attire plus. Pour moi, il a perdu tout son côté sexuel, choquant. Il n’y a plus rien d’excitant, hormis chez des gens comme Neneh Cherry ou Björk... Avec mon groupe punk, je voulais expérimenter, tenter des trucs étranges et surtout provoquer les gens du coin, très conservateurs, très bourgeois. La Nouvelle-Zélande, c’est un peu une immense maison de retraite. Tous les jeunes partent pour l’Australie. Sans notre label, 4AD, nous ne serions sans doute plus là aujourd’hui. Nous arrivions avec nos grands idéaux et les gens de notre maison de disques nous ont écoutés. Seuls, nous n’aurions pas survécu.

Tu as souvent dit haïr les clichés et avoir créé Dead Can Dance en réaction aux stéréotypes.

Rien ne m’ennuie plus que la répétition, les effets de style connus — même au sein de Dead Can Dance. J’ai toujours lutté contre tout ça, au grand désarroi d’une certaine frange du public rock qui peine à nous étiqueter. Nous ne sommes ni un groupe politique, ni un groupe religieux. Nous ne ressemblons à personne. Notre seul but, c’est la communion.
Lisa — C’est l’essence du chant : arriver à communier avec l’auditeur. Grâce au travail — les répétitions, les concerts —, j’ai pu acquérir une certaine maîtrise de mon corps et de ma voix qui me permet de monter sur scène parfaitement préparée, ouverte, pure. Chez moi, je travaille seule, dans un lieu isolé, une grande cabane dans les montagnes, où je vais pour jouer et chanter. C’est un autre domaine, une dimension unique. Mais il est très dangereux d’en parler, je devrais me taire.

Pourquoi ? Quel est le danger ?

Promettez-moi de traduire chaque mot avec précision, ou je passerai pour une illuminée... Pour moi, le travail relève de la sorcellerie, c’est une alchimie. Lorsqu’on travaille seul, les sens peuvent s’ouvrir intégralement, sans retenue. On peut alors communier avec la nature. L’artiste aussi a ses saisons — été, hiver... Une relation climatique s’installe entre son travail et lui. L’eau, le soleil, tous ces éléments peuvent intervenir. Mais il faut être prudent avec ce genre de choses... Il m’arrive de me perdre complètement dans mon travail, car les sentiments qu’il véhicule sont trop forts, insoutenables. Lorsque je suis seule, je deviens extrêmement sensible, un rien peut me faire pleurer.

Mais cet isolement est passager. Hors du travail, tu partages bien ta vie avec quelqu’un.

Pas lorsque je compose. Je pars, je me coupe des autres. Et si je rentre à la maison, je ne peux rien partager avec mon mari. D’ailleurs, le plus souvent, je n’ai absolument rien à lui faire écouter. De temps à autre, je lui joue un morceau de musique. Mais la musique n’est pas importante. Ce qui compte, c’est le travail lui-même. L’acte de création est plus important que la création elle-même. Mon travail le plus fort, le plus étonnant, n’est pas gravé sur une bande. Je suis la seule à en détenir la trace, dans ma mémoire. La musique, elle, a disparu... A notre époque, la musique n’est plus perçue que comme une source d’amusement, un loisir. On écoute des disques pour se distraire. A mon sens, c’est une des erreurs fondamentales de nos civilisations. Il y a beaucoup plus d’éléments à rechercher dans une mélodie qu’une simple distraction. La musique a un pouvoir extraordinaire. Elle véhicule des forces incroyables. Les enfants le savent.

Fais-tu part de ces émotions à Brendan ou ne se manifestent-elles que lorsque tu es seule ?

A une époque, nous vivions des moments très forts ensemble. Si forts qu’il fallait cesser de nous voir pendant deux ou trois mois après chaque expérience ! Nous avions tellement peur. C’était trop fort, la musique prenait possession de nos âmes. Alors l’un des deux devait partir. Une fois, nous sommes restés séparés pendant près de six mois. Nous pensions mettre un terme à notre relation. Nous avions l’impression d’être devenus des enfants qui jouaient avec de la dynamite.
Brendan — Nous ne comprenions pas d’où venait cette musique, ces mélodies si particulières. “Lisa, était-ce toi ? Tu as provoqué tout ça, n’est-ce pas ?” “Non, Brendan, je croyais que c’était toi. Moi, je n’ai rien fait !”

Qu’est devenu le fruit de ce travail ?

Lisa — Certaines musiques sont figées sur nos disques, d’autres ont complètement disparu. Nous les avons éliminées. Quant à mon travail en solo — principalement des improvisations —, j’en garde la trace sur quelques cassettes précieusement cachées chez moi. Elles ne sont destinées à personne, car personne n’est prêt à les écouter. Il est impossible de dire s’il s’agit de musique, de bruit ou de poésie. Les gens qui ont entendu mon travail me disent que je devrais être plus “précise”, plus “directe”. Mais je me fous de la précision. Je suis une poétesse du son. Mon univers, c’est le fragment, l’abstraction.

Mais tu as forcément besoin d’un jugement extérieur.

Voilà pourquoi je travaille avec Brendan. Lui sait parfaitement faire le tri dans mes idées, les démêler pour leur donner une forme plus habituelle. Mais nous sommes terribles l’un envers l’autre. Nous sommes des monstres : plusieurs fois, nous avons failli nous entretuer. Vraiment... A une époque, nous nous battions physiquement. Avant de me mettre au travail, je m’assurais qu’aucun couteau ne traînait dans les parages, pour éviter les accidents. Nous sommes deux fortes personnalités et lorsque l’un d’entre nous a décidé d’obtenir quelque chose de l’autre, c’est le drame. Les insultes pleuvent. “Pauvre con, tu ne comprends rien à mon travail ! Qu’est-ce que tu fous ? Tu es complètement borné, pauvre idiot. Tu es un abruti !” Comme tous les mariages, le nôtre est un cauchemar. Mais avec le temps, nous nous sommes assagis. L’enregistrement de notre dernier disque a été très serein. Il y a six ou sept ans, les gens nous disaient que nous étions condamnés, qu’il fallait nous séparer. Mais nous sommes toujours ensemble. Brendan est mon frère. Parfois, il me joue une de ses chansons et je suis immédiatement en état de choc. Je vois dans son ventre, j’entre en lui. Voilà pourquoi j’aime sa musique, car elle me permet d’entrer dans une autre dimension.
J’ai vécu à Barcelone pendant deux ans. Là-bas, ma vie, ma culture, mes expériences passées n’avaient plus aucune valeur. J’étais dans un pays étranger dont je ne parlais pas la langue et ne connaissais pas les traditions. Tout devenait nouveau, chaque geste provoquait en moi un étrange vertige. Le simple fait d’acheter une bouteille d’eau prenait une valeur dramatique. Je me suis donc complètement redécouverte, une vraie cure de jeunesse. Je ne savais plus qui j’étais, car personne ne m’appelait par mon vrai nom. J’étais à Barcelone pour jouer dans un film - El Niño de la luna, d’Agostino de la Ronga -, et les techniciens, le producteur, les acteurs, utilisaient tous le nom de mon rôle, Georgina. Ils me téléphonaient à 6 h du matin pour me demander si Georgina était bien réveillée. “Georgina ? Ah oui, c’est moi.”

Que cherchais-tu en te tournant vers le cinéma ?

A cette époque, je ne pouvais pas chanter, les suites d’une saleté de laryngite. J’en profitais donc pour explorer d’autres formes d’expression, ne pouvant envisager un instant de rester cloîtrée chez moi, condamnée au silence. Il fallait trouver quelque chose de neuf, une feinte. Ce fut l’expérience la plus troublante de ma vie. Je me retrouvais absolument nue, complètement humiliée. Les gens avec qui je bossais travaillaient de manière très émotionnelle. A un moment, ils voulaient vous tuer. La minute suivante, ils voulaient vous épouser. Avant mes voyages, je me prenais pour une femme très douée, qui avait reçu sa voix en cadeau et devait la partager avec les autres (sourire)... Mais après ce genre d’expérience, j’ai compris que je n’étais qu’une pauvre fille parmi tant d’autres, me battant pour survivre, comme tout le monde.

Tu as aussi vécu en Afrique du Nord.

Près de Djerba, en Tunisie, pour un autre film. Le désert et les scorpions, c’est avec eux que je partageais ma vie... Un jour, un nain est entré dans mon hôtel avec un mouchoir et une lettre. On me demandait de me rendre dans une maison, dans une oasis. Le nain m’a guidée à travers la nuit, je ne savais pas où nous allions mais je n’avais pas peur. Nous sommes arrivés chez un jeune homme qui habitait toujours avec ses parents. Ses soeurs m’ont servi du thé — je me souviens que l’une des filles avait sur elle une photo de Boy George. Personne ne parlait. Nous ne pouvions absolument pas communiquer. Nous sommes restés deux heures dans la même pièce sans le moindre bruit. Ce genre de chose ne pourrait pas arriver en Angleterre (sourire)...

Le silence joue-t-il un rôle important dans ta vie ?

Vital. je crois que la musique de Dead Can Dance mène au silence, au calme absolu. C’est l’essence de notre musique.

Existe-t-il des moments de violence qui ne transparaissent pas dans votre musique ?

Considérée dans sa globalité, notre musique me paraît être assez violente. Les choses les plus sombres, les plus dures, je les garde pour moi. Ces sentiments-là ne finissent pas toujours sur les disques. Parce que je n’ai pas envie d’apporter davantage de noirceur dans la vie des gens. Il y a toujours eu une terrible confusion autour de ce groupe : moi, je veux amener un peu de clarté dans la vie de nos auditeurs. Je veux aider les gens à regarder en eux, à voir leur propre beauté. La laideur ne me fascine pas.

Mais vos concerts font allusion à la mort — l’organisation de la scène, ce pupitre qui évoque l’autel. J’ai même vu un membre du public incarner “La Mort” tout de noir vêtu et portant une faux.

Mais je n’y peux rien. Si cette personne ressent le besoin d’exprimer ses sentiments à travers son costume, qui peut l’en empêcher ? La manière de s’habiller n’a rien à voir avec notre travail. Le rapport que notre public tisse avec notre musique est beaucoup plus complexe que ça. Notre musique est vivante, je ne suis pas responsable des effets qu’elle provoque lorsqu’elle nous quitte. Je suis la première surprise lorsque je vois des gens se balader déguisés à l’un de nos concerts. Nous n’avons rien provoqué de tout ça : je suis une femme très simple, je mène une existence très humble, mais ma musique me permet d’entrer dans des mondes exotiques, entre fantasme et réalité.
Brendan — Nos textes ne sont pas particulièrement mystiques, nous ne cherchons pas à transformer nos concerts en messes funèbres. Nous voulons seulement communier, partager des émotions avec le public. Les lumières tamisées, le pupitre sont juste des éléments qui visent à faciliter cette communion. L’idée, c’est de fertiliser la terre, d’amener une dimension dramatique favorable à l’union, de rendre l’adhésion du public aussi immédiate que possible.

Tout de même, en portant ses longues robes blanches de prêtresse, Lisa encourage les réactions extrêmes.

Lisa fait ce qu’elle veut. C’est une femme, elle a envie d’être belle, c’est tout. Moi, je porte des jeans, une chemise toute simple. A mon goût, nous n’abusons pas de l’imagerie pieuse. Pour moi, le meilleur moyen d’apprécier notre musique, c’est encore de fermer les yeux.

Dead Can Dance a débuté comme un véritable groupe, avant de se transformer en duo. La prochaine étape est-elle le travail en solo ?

Je viens d’achever l’écriture d’un album solo. J’enregistre le disque en décembre, il sortira au printemps. Ces dernières années, j’ai écouté énormément de folk et de blues, Robert Johnson, Tim Buckley, Tim Hardin, ainsi que les disques de Scott Walker. Ils sont mes vrais maîtres, mon véritable amour. Chez eux, je trouve un sentiment étourdissant de solitude et de vérité. Ces chanteurs-là ne mentent pas : ils ont le blues et ils le crachent. Alors, pour moi aussi, l’heure est venue de me jeter à l’eau, je ne peux plus reculer. Je veux évacuer certaines choses qui sont en moi avant qu’elles ne se transforment en démons. Mes obsessions, je veux les abattre, en faire des chansons pour les fusiller. Avant, c’était trop tôt... Mais nous avons toujours travaillé séparément. Lisa a écrit une adaptation musicale pour une pièce grecque et j’ai bossé sur une oeuvre de Bertolt Brecht et des musiques de films. Nous nous sentons parfaitement libres, physiquement et mentalement. Lisa aime l’opéra et travaille sur un projet de ce type. Moi, j’aime avant tout le son de la guitare acoustique : nous sommes donc très différents, même si nos sensibilités sont incroyablement proches. J’organise aussi des ateliers de percussions pour les gamins, dans un quartier pauvre de Dublin et Lisa expérimente avec des chanteurs australiens. Chacun a son jardin secret. Pour moi, c’est le monde des tambours, des tams-tams. L’idée, c’est de développer l’esprit musical des gosses par les percussions. Il est inutile de les mettre au violon directement, il faut suivre le processus humain, écouter les rythmes qui sont en nous. Sans rythme, la musique n’existe pas. Elle est la base de tout. En Afrique, les gamins naissent avec le rythme en eux. Parce que leur mère danse pendant la grossesse pour célébrer l’enfant. Plus tard, elle le porte sur son ventre, partout où elle va. Le gosse apprend les rythmes. A l’inverse, la société européenne manque de rythmes. Le folklore a disparu. L’Européen fait trop confiance à son cerveau, il délaisse son corps.

La vie en Irlande favorise-t-elle l’introspection ?

Je mène une vie merveilleuse en Irlande, si proche de la nature. J’habite dans une ancienne église, un lieu fabuleux que j’ai acheté pour une bouchée de pain à la paroisse qui souhaitait s’en débarrasser. Les Irlandais sont des gens fantastiques, sans doute le résultat d’un sentiment ancestral d’isolement, d’insularité. On ne se sent jamais seul en Irlande. Même lorsqu’il n’y a personne à deux kilomètres à la ronde, il y a la nature pour vous tenir compagnie. Je me sens chez moi, le rythme me convient. La vie urbaine me dégoûte : trop de mouvements, trop d’informations, de signaux, de blabla. J’en ai pris plein la gueule quand j’habitais à Londres. C’est mon corps qui m’a prévenu, je devenais malade. Alors, j’ai écouté mon organisme et j’ai fui. Maintenant, chaque matin, je pars me balader dans les champs. J’y passe des heures. Je me promène avec mes chiens, je me couche dans l’herbe, je suis bien.

 

Propos recueillis par Emmanuel Tellier pour Les Inrockuptibles
(n°50 - novembre 1993)
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